Je pense qu'il y a deux choses importantes à distinguer, bien qu'elles se recoupent, quand on parle du genre : le cheminement personnel de chaque personne pour arriver à mettre des mots sur son genre et à le vivre comme bon lui semble, et une conception sociale et politique du genre. La première concerne les personnes trans, évidemment, qui sont forcément à un moment de leur vie confrontées (souvent douloureusement, mais c'est aussi souvent source de joie et d'épanouissement si on arrive à vivre sa vie dans le genre qui est le nôtre) à ça d'une façon ou d'une autre, mais je pense que même les personnes cis doivent, à un moment ou à un autre, se questionner sur leur positionnement face aux normes genrées qu'on leur renvoie pour construire leur identité. Les hommes émotifs auxquels on dit de ne pas pleurer, les femmes qui ont de l'ambition et à qui on dit d'être en retrait... Je suis familier du premier questionnement mais pas vraiment du deuxième, donc ça m'intéresse de lire les témoignages de ceux qui l'ont vécu ! Mais peut-être que je me trompe et que ce n'est pas du tout aussi commun que je le pense pour les personnes cis...
La deuxième chose, c'est le genre "social"/"politique". Comme dit plus haut ça se rejoint avec le genre ressenti personnellement, puisque transitionner, pour une personne trans, n'est pas seulement une façon d'être personnellement en accord avec le genre ressenti, mais change son positionnement social, peu importe le "niveau" de transition (changer ses pronoms, ça indique déjà clairement qu'on n'est pas de son genre assigné et ça change les interactions qu'on a avec vous). Pareil, résister ou se conformer à des normes genrées en fonction de sa personnalité, ça a des conséquences sur son positionnement social : un homme qui affirme son émotivité, qui prend en charge la charge mentale de son couple au moins à 50%, qui pose des jours enfant malade sans qu'on lui mette le couteau sous la gorge, ça signifie déjà, autour de lui, qu'il est en subversion des codes.
Mais bon, tout ça ne répond pas directement à la question "qu'est-ce que le genre". Là, j'ai juste établi que c'était "quelque part" dans l'intersection de l'intime et du social, et que l'intersection était quand même assez large.
La société (occidentale) reconnaît officiellement deux genre : les hommes et les femmes, que l'on reconnaît sans comme tels sans même y penser selon des caractéristiques extérieures aussi variées que : la taille, la coupe de cheveux, la forme de la mâchoire, les vêtements, la taille des mains, la forme du front, la pilosité, la démarche, et tout un tas d'autres choses. La plupart du temps, quand vous croisez quelqu'un dans la rue, un coup d'oeil sur une personne, de dos avec un manteau large et un bonnet vous permet de la classer (à tort ou à raison) comme homme ou femme. Et la plupart du temps, magie, on a raison.
Il faut cependant pointer du doigt que ces caractéristiques sont, pour la plupart, liées à des caractéristiques sexuelles secondaires (qui sont plus ou moins facilement modifiables par traitement hormonal/transition chirurgicale) ou à des choses tout à fait modifiables comme les vêtements ou la posture. Donc parmi les gens qu'on "genre" correctement d'instinct, il y a aussi des personnes trans.
Ce processus de genrage, et c'est particulièrement perceptible pour les personnes trans, bien qu'il soit éminament sociétal, est aussi très, très aléatoire. Nombre de personnes trans (moi compris) ont connu ces jours chelous où, sur trois interactions dans la journée, on a un "monsieur", un "madame" et un "regard bizarre je ne sais pas comment te placer", alors qu'on n'a absolument rien changé entre ces trois interactions.
Basés sur ces données, l'interaction qu'on va avoir avec ces personnes va changer. Si on est perçu-e comme femme, on nous tiendra la porte d'entrée par galanterie/on nous fera des commentaires sur notre physique/on nous dira de sourire plus. Si on est perçu-e comme homme, on s'attendra à ce que ce soit nous qui payions au restaurant, on nous serrera la main plutôt que de nous faire la bise, on trouvera bizarre/dangereux de nous voir dans les toilettes des femmes. Si on est difficilement classable entre les deux, ou si nos vêtements ne sont pas en accord avec nos caractéristiques physiques (particulièrement pour les personnes avec un air "masculin" habillées/se tenant de façon "féminine"), on s'exposera à des violences.
On peut avoir l'impression avec tout ça que je fais une distinction entre les personnes trans "qui passent" (et qui du coup n'auraient pas de soucis puisqu'identifiées à leur genre réel), les personnes trans "en cours de transition" ou "avec un mauvais passing" (et qui du coup sont dans cet entre-deux violent que je décris plus haut); et les personnes qui n'ont pas encore/ne veulent pas transitionner et qui du coup sont tranquilou dans leur genre assigné. Pour les premières et les deuxièmes je vous renvoie deux paragraphes plus haut : même avec un passing au top et 10 ans d'hormonothérapie, on peut encore avoir des jours "sans" où on se fait mégenrer, on ne sait pas pourquoi, et inversement même en étant hyper androgyne on peut être pris sans hésiter pour un homme/une femme. Pour les dernières, je vous renvoie à ce que je disais sur le genre "intime" : si on n'est pas perçu comme notre genre ressenti, ça peut créer un malêtre qui peut être dévastateur et se répercuter (sans qu'on sache forcément que ça vient de là) sur nos relations aux autres. Ca a donc aussi un impact sur notre genre social, même si c'est moins "évident".
Enfin, tout ça concernait essentiellement les interactions immédiates avec des inconnus, qui arrivent souvent mais ne sont pas les seuls lieux d'expérience du genre dans la vie de tous les jours. Dans les interactions suivies avec nos familles/amis/proches/collègues, plus de critères sont généralement pris en compte et il y a une possibilité plus importante (s'il y a un peu de bonne volonté...) de vivre socialement son genre ressenti. Par exemple, on peut demander, même sans transition médicale, à ce qu'on parle de soi avec d'autres pronoms, on peut dire "je ne suis pas une femme/un homme, mais un homme/une femme/nonbinaire". Sans forcément générer automatiquement les réponses appropriées (ah ok je te traiterai donc sans avoir besoin d'y penser comme un homme/une femme/une personne nonbinaire) (on aimerait bien hein
), ça va changer l'attitude des gens par rapport à son genre. Faut être honnête, souvent ça commence (au moins) par une atmosphère un peu malaisante de "je sais plus comment interagir avec toi". Dans mon cas, je suis out à mon boulot et ça s'est globalement très bien passé (alors que j'étais arrivé enceint de huit mois lol, j'ai fait mon CO pendant mon congé "maternité"), tout le monde utilise à présent mon nom choisi, dit "il" pour parler de moi. Par contre, il y a des choses qui restent un peu "en suspend" : souvent mon collègue homme (le seul du bureau) se réfère à lui-même comme au seul homme du bureau (ce qui est inexact vu que je suis juste à côté
), quand il n'est pas là, et qu'une personne entre dans le bureau, c'est souvent "bonjour mesdames!" avec parfois le rattapage quelques secondes après "et monsieur..."
Tout ça pour dire que le genre social comme "assignation d'une personne à son rôle social" est en fait hyper compliquée. Et j'ai parlé essentiellement de comment ça se répercutait sur les personnes trans car c'est ce que je connais (en partie, je ne suis qu'une personne trans avec sa perception du truc), mais il y a sans doutes beaucoup à dire sur l'évolution du rôle social d'une femme (cis ou non) à partir du moment où elle se déclare féministe, ou d'un homme quand il se détache du script de la masculinité toxique.
Pour ce qui est de la perception intime du genre, elle peut être très liée à ces rôles sociaux. En effet, pour beaucoup de personnes trans, se rendre compte qu'on n'est pas cis c'est se rendre compte qu'on est mal à l'aise dans notre rôle social et que nous voudrions plutôt être lu-es comme un autre genre (l'autre genre binaire ou autre part dans le spectre). Ca ne veut pas dire "je suis un homme parce que je jouais aux petites voitures quand j'étais petits" ou "je suis un homme parce que la société est sexiste et donc le genre féminin est douloureux à vivre pour cette raison". C'est souvent quelque chose de beaucoup plus intense et personnel : "je suis un homme parce que quand on dit "les mecs" et que ça m'inclue, je me sens enfin moi". "Quand je mets une robe et que c'est normal pour tout le monde autour de moi, je ressens une joie profonde sans savoir pourquoi". "J'ai toujours été mal à l'aise à l'école quand on divisait les filles des garçons, je ne savais jamais trop où aller". Ca peut être aussi des choses plus difficilement identifiables comme dysphorie de genre : "je ne me suis jamais reconnu dans le miroir", "j'ai toujours été renfermé sur moi-même et mal à l'aise avec les autres sans pouvoir expliquer pourquoi", "me couper les cheveux a été une véritable libération".
Je voudrais aussi parler de la relation entre genre et biologie mais j'ai peur de dire des bêtises, donc je vais d'abord relire les très bons chapitre écrits à ce sujet par Julia Serano, une des fondatrices du transféminisme contemporain, qui est aussi biologiste.